interview adrien vaginay

Pouvez-vous nous présenter votre parcours ?

« Après avoir obtenu un Master 2 en Droit des Affaires et Fiscalité en 2016, j’ai intégré les équipes d’ORCOM (cabinet d’expertise-comptable, d’audit et de conseil dans lequel j’effectuais mon stage de fin d’études) en tant que juriste en droit des sociétés. Au même moment, je décrochais l’examen d’entrée au CFPA.

Cette première expérience au sein d’un cabinet comptable a été l’occasion pour moi de commencer à me spécialiser dans les cessions d’entreprises : ce sont des opérations complexes car nécessitant de solides connaissances dans plusieurs branches du droit, ainsi qu’une certaine capacité à négocier. En fait il faut être un peu stratège, je trouve ça vraiment passionnant !

Mais au-delà de l’aspect « compétences juridiques », cette expérience m’a aussi et surtout permis d’ouvrir les yeux sur l’importance des compétences transversales : les juristes d’affaires travaillent avec les dirigeants d’entreprise, pourtant force est de constater qu’ils sont trop éloignés des problématiques « extra juridiques » de leurs clients. Et c’est bien dommage ! Quid de l’entreprise sur le plan opérationnel ? Et sur le plan stratégique ? Le juriste d’affaires a – à mon avis – le devoir d’éclairer son client sur tous les aspects y compris opérationnels et/ou stratégiques.

C’est cette prise de conscience qui m’a conduit à démissionner de mes fonctions pour intégrer une école de commerce, à savoir l’IDRAC Business School où le rythme en alternance est de principe. Or, on n’apprend jamais mieux que sur le terrain. J’ai donc effectué mon année en tant que consultant MOA en conduite du changement au sein du Crédit Agricole Technologies & Services, la « FinTech » du groupe Crédit Agricole. »

Ce passage en école de commerce, mais aussi au cœur du SI bancaire m’a finalement permis de développer ces fameuses « compétences transversales » : des compétences que j’entends mettre au service de mes futurs clients, mais aussi au service des professions du droit ! Ce que je pourrai faire d’ici 2 ans maintenant, lorsque j’aurai achevé ma scolarité à l’Ecole des Avocats du Grand Ouest (EDAGO). Car oui, mon rêve est de devenir avocat d’affaires !

Fin avril 2018, vous avez créé LegiStrat, un blog dédié au droit et à la stratégie des entreprises. Pouvez-vous nous en dire plus ?

LegiStrat est le fruit des nombreuses observations que j’ai pu réaliser, aussi bien durant mon parcours académique qu’au cours de mes missions en cabinet et en entreprise.

Sa ligne éditoriale repose sur un double postulat :

  • Le droit peut être intégré à la stratégie d’entreprise en tant que levier de performance, et non uniquement comme un outil de management des risques (« risk management »). En effet, aujourd’hui le droit est avant tout perçu comme une contrainte par les chefs d’entreprise.
  • Néanmoins, l’idée selon laquelle le droit peut constituer une source potentielle d’avantages concurrentiels tend à se développer dans l’esprit de ces derniers : dès lors, il appartient aux juristes de valider cette thèse sur le terrain et de se positionner en véritables « business partners » !

Inversement, couplé au droit des entreprises, le management stratégique permet aux professionnels du droit d’aller plus loin dans leur devoir de conseil. En outre, et c’est là un point essentiel : le management stratégique intègre des compétences permettant aux professionnels du droit de conduire – et non de « subir » – la transformation de leur propre marché.

Quelle est votre volonté derrière cet espace en ligne ?

« Fin avril 2018, après avoir pris toute la mesure de la (nécessaire) transformation du marché et des métiers du droit, j’ai décidé de publier mes observations dans le but de faire bouger les lignes. Ainsi est né LegiStrat, « Legis » faisant référence à la loi et « Strat » à la stratégie. »

A travers LegiStrat, mes objectifs sont multiples :

  • Sensibiliser les dirigeants d’entreprise à la nécessité d’intégrer le droit – et donc les juristes – à leur stratégie de développement.
  • Sensibiliser les professionnels du droit aux enjeux de la transformation du marché du droit, et plus largement aux opportunités offertes par le management stratégique.
  • Sensibiliser les étudiants en droit à ces deux aspects, mais aussi les impliquer dans la réflexion concernant la transformation du marché et des métiers du droit (sujet non ou très peu abordé dans les universités, alors que les étudiants d’aujourd’hui sont les professionnels de demain !).

D’une manière générale, faciliter l’accès à la fois au droit des entreprises et au management stratégique en favorisant l’adoption – par le lecteur – d’une vision transversale des problématiques.

  • Quelle est votre vision des legaltechs au sein du développement stratégique des entreprises ? Que peuvent-elles leur apporter ?

Même s’il est vrai que de plus en plus de professionnels du droit tendent à voir dans les legaltech une source d’opportunités, beaucoup les perçoivent encore comme une source de menaces (voire comme un « coup marketing », plus qu’un phénomène réel…). En témoignent certains commentaires que j’ai pu lire sur les réseaux sociaux, de même que de nombreux billets publiés par des professionnels du droit.

Pourtant, que ce soit sur le plan stratégique ou sur le plan opérationnel, les legaltech permettent aux professionnels du droit :

  • D’être en phase avec le marché du droit tel qu’il est aujourd’hui, mais aussi tel qu’il sera demain : les entreprises ont besoin d’un service rapide, de qualité et à un prix raisonnable (recherche constante du « fair price »). De plus ce service doit être disponible à tout moment, c’est là la conséquence d’un mode de consommation « ATAWAD » auquel (même) le marché du droit n’a pas échappé !
  • De traiter un volume d’affaires beaucoup plus important qu’actuellement, notamment grâce à deux nouvelles pratiques intégrées directement dans les process des cabinets : l’automatisation de la rédaction d’actes et l’entrée en relation dématérialisée (qui suppose la dématérialisation de la relation client et des process).
  • L’automatisation de la rédaction d’actes – notamment des actes les plus simples (qui constituent en général le « gros » du volume d’un cabinet et sont donc chronophages)
    – permet en effet d’augmenter les « capacités de production » d’un cabinet.
  • L’entrée en relation dématérialisée (ou EERD), quant à elle, permet à un cabinet de ne plus être limité dans son développement par la distance géographique le séparant d’un client ou d’un prospect : la procédure se déroulant (quasi) intégralement en ligne, le cabinet peut en effet développer sa clientèle en atteignant des prospects situés à l’autre bout de la France voire même à l’étranger. Au besoin, un cabinet peut s’adjoindre les services d’une legaltech qui se chargera de le mettre en relation avec des prospects (comme le propose Justifit.fr, NDLR).
  • De se concentrer au maximum sur les travaux « à forte valeur ajoutée » : compte tenu du temps dégagé par l’automatisation de la rédaction des actes simples (notamment les statuts, les contrats de travail et autres conventions ou encore les AG simples), les cabinets peuvent en effet se focaliser sur ce qui est vraiment important pour les entreprises clientes.
  • D’augmenter substantiellement leur rentabilité opérationnelle : là encore, il s’agit d’une conséquence directe de l’automatisation des actes simples. La concurrence est rude sur le marché du droit en BtoB, de sorte que les professionnels du droit mais aussi du chiffre tirent leurs honoraires vers le bas au détriment de leur rentabilité (en particulier s’agissant de la rédaction des actes simples). L’arrivée des legaltech sur le marché du droit amplifie ce phénomène. A terme, il ne sera plus du tout rentable de faire rédiger certains actes par les ressources humaines du cabinet ou de l’étude.
  • De développer de nouveaux métiers (ex : juristes codeurs, legal designers etc), permettant ainsi aux cabinets de valoriser leur marque employeur.

Les entreprises TPE et PME sont-elles concernées ?

« On voit déjà se dessiner certains avantages pour les entreprises (hors cabinets et études). Cependant, il convient en effet de distinguer le cas des grandes entreprises et de certaines ETI de celui des TPE-PME.

D’une manière générale, les TPE-PME ont tendance à externaliser les fonctions juridiques notamment auprès des avocats et des experts-comptables. De ce fait, elles sont moins concernées par les legaltech. Le principal avantage pour elles réside essentiellement dans la baisse du coût des prestations juridiques que les legaltech induisent, outre les exigences de célérité et d’accessibilité permanente que ces dernières permettent de satisfaire.

Il faut tout de même remarquer que certaines PME et petites ETI internalisent les fonctions juridiques. Cependant, pression des coûts oblige, la plupart d’entre elles intègrent un à deux juristes chargé(s) de l’ensemble des travaux juridiques. Ainsi à l’heure actuelle, il n’est à mon avis pas opportun pour elles d’investir dans les legaltech : un tel investissement ne serait pas rentable, même à long terme.

La situation est différente s’agissant des grandes entreprises et des grandes ETI, celles-ci ayant au contraire tendance à internaliser les fonctions juridiques en employant des équipes de juristes spécialisés. Pour ces dernières, les legaltech présentent le même avantage que celui décrit pour les cabinets et études : en automatisant la rédaction des actes courants, ces entreprises pourront dégager du temps pour permettre à leurs équipes de se focaliser sur des missions à forte valeur ajoutée (ex : dialogue constructif avec les autorités, risk management, implication accrue dans la stratégie de développement…).

En outre, communiquer sur l’intégration des legaltech dans leurs process et développer de nouveaux métiers en lien ne pourra que jouer en faveur de leur capital de marque. Sur le volet « contentieux », l’externalisation restera la norme (monopole des avocats). De même, certaines prestations juridiques relevant des activités de conseil et comportant des risques importants resteront à mon avis externalisées (notamment en matière de restructuration). Pour autant, en matière de contentieux, l’intégration d’outils de justice prédictive – comme ceux proposés par Case Law Analytics ou Predictice – devrait permettre à ces entreprises de mieux mesurer les risques et les opportunités de transiger plutôt que de porter une affaire en justice. Pour toutes ces raisons, je pense que les grandes entreprises ont un réel intérêt à investir dans les legaltech. »

Les entreprises peuvent-elles appréhender ces évolutions technologiques qui s’accélèrent ?

« D’une manière générale, les entreprises – notamment celles qui ont les moyens de réaliser des investissements importants – s’intéressent de très près aux nouvelles technologies dans le cadre de leur transformation digitale. En particulier, l’intelligence artificielle est l’objet de toutes les attentions. Celle-ci permet en effet, entre autres, de traiter des volumes considérables de données qu’aucun autre outil n’est réputé pouvoir gérer (ces volumes constituent ce qu’on appelle aujourd’hui le phénomène « Big Data »). Or pour les entreprises, la donnée ou data est l’or noir de notre siècle !

Mais l’IA n’en étant qu’à ses débuts pratiques, il faudra s’armer de patience avant d’intégrer des technologies aussi complexes dans des process industrialisés (surtout si certaines fonctionnalités comme le deep learning doivent aussi y être intégrées). C’est pourquoi les entreprises recherchent actuellement des data scientists et des data analysts, lesquels sont chargés de gérer ces volumes considérables de données. Mais force est de constater que ces profils sont rares, les ESN elles-mêmes peinent à les trouver car ils ne sortent pas des écoles : il s’agit généralement de profils scientifiques reconvertis, notamment des statisticiens. Cela révèle une certaine difficulté pour les formations diplômantes à s’adapter en temps et en heure aux évolutions du marché du travail.

En outre, il y a une différence entre « vouloir » et « pouvoir » : aux contraintes techniques peuvent s’ajouter des contraintes plus psychologiques. Ainsi, selon une récente étude du cabinet PwC, 50% des directions juridiques des entreprises estiment leur maturité digitale « faible »*. Toujours selon cette étude, 32 % des répondants estiment leur maturité digitale « standard » (on peut néanmoins s’interroger sur la perception des répondants de ce qui est « standard » en la matière) et seulement 18 % d’entre eux l’estiment « avancée ».

Pourtant, les directions juridiques des entreprises s’accordent à dire que leur transformation digitale figure parmi leurs priorités. Cela révèle des obstacles qui me font dire qu’on ne peut pas généraliser une réponse, quelle qu’elle soit, à votre première question : tout dépend des entreprises considérées.

Quels sont les principaux obstacles rencontrés par ces entreprises ?

« Ces obstacles sont de natures diverses et se traduisent généralement par ce que l’on appelle « l’inertie organisationnelle », on peut notamment citer :

  • Les contraintes financières : investir dans sa transformation digitale coûte cher, d’autant plus que cela nécessite généralement de faire appel à des ESN spécialisées (comme Capgemini, Atos, Sopra Steria ou encore Accenture). Il faut donc avoir les moyens d’absorber l’investissement initial mais aussi et surtout les coûts de fonctionnement (ou coûts de « run »). Beaucoup d’entreprises n’ont pas ces moyens financiers, et celles qui les ont n’investissent qu’à la condition que l’investissement soit véritablement jugé opportun (calcul risques / coûts / bénéfices).
  • Les contraintes psychologiques : dans une entreprise, le changement est souvent source de tensions. Les suppressions de postes sont mal vécues et on ne peut que le comprendre. Mais il faut savoir qu’il en va de même concernant les évolutions apportées aux tâches et/ou aux modes de travail. Or, la transformation digitale d’une entreprise va bien au-delà d’une simple intégration de nouveaux outils : il s’agit de modifier les process, les modes de travail, les habitudes, la relation client etc.
  • En fait il s’agit de repenser le modèle économique (« business model ») de l’entreprise autour du digital, de sorte qu’une transformation digitale peut appeler une transformation organisationnelle (= refonte de la structure même de l’organisation). Ainsi, en entreprise, toute transformation constitue un phénomène particulièrement « stressant » d’un point de vue psychologique – non sans risques – ce qui explique que certaines entreprises n’ont pas encore franchi le pas. »

Quels sont les enjeux auxquelles les entreprises font face sur le court à moyen terme ? 

« Il faut laisser du temps au temps, mais aussi soutenir les entreprises limitées par leurs capacités financières dans le processus d’innovation (et en particulier, dans le domaine technologique). Car à court et moyen termes, c’est la croissance des entreprises françaises qui est en jeu ! Là où la technologie est bien faite, c’est qu’avec les avancées en matière de blockchain, il est désormais possible de protéger les innovations technologiques en les cryptant contre remise d’un certificat : une protection plus efficace, à mon sens, que le brevet. »

Bon à savoir :

Retrouvez Adrien Vaginay sur le blog LegiStrat.

*panel de 99 entreprises dont 74% de plus de 500 salariés, les secteurs les plus représentés étant ceux de l’industrie, de la bancassurance et de l’immobilier.

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